Qu’est-ce que la décentralisation?

“Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde”. (A. Camus et B. Parain)

Depuis la chute de la dictature des Duvalier le 7 février 1986, le mot décentralisation occupe constamment le débat politique haïtien. Une bonne partie de la population, surtout en milieu rural, voit en la décentralisation une exigence démocratique et un moyen de parvenir à un meilleur accès à des services publics.

Pourtant, peu de gens comprennent bien le sens du mot “décentralisation” tant ce concept juridique est utilisé à tort et à travers sans trop savoir dans quel contexte il est employé. C’est ainsi qu’on parle de décentralisation, par exemple, quand le ministère de l’éducation nationale ouvre une direction départementale dans un département d’Haïti ou quand l’université d’État d’Haïti ouvre une université publique dans une région du pays; alors qu’il faudrait parler de déconcentration dans le premier cas, et de délocalisation dans le second cas.

Du point de vue du Droit, la décentralisation est avant tout un mode d’organisation de l’État. Dans un État fédéral on parle d’autonomie, alors qu’on parle de décentralisation dans un État unitaire. L’État fédéral est composé d’États fédérés, c’est le cas par exemple des États-Unis d’Amérique. L’État unitaire décentralisé est composé de collectivités territoriales comme c’est le cas en France ou en Haïti.

En principe, les États membres d’un État fédéral ont une large autonomie. Dans un État unitaire, l’autonomie des collectivités territoriales ne se situe ni dans l’ordre constitutionnel ni dans l’ordre juridictionnel, c’est une autonomie administrative. C’est pourquoi, une collectivité territoriale ne détient pas de pouvoir législatif et encore moins de pouvoir judiciaire; ce sont des prérogatives de l’État.

La déconcentration est un concept qui se rapproche de la décentralisation encore plus que l’autonomie. En effet, la déconcentration consiste à remettre certains pouvoirs de décision à des agents locaux nommés par le pouvoir central. La décision est toujours prise au nom et pour le compte de l’État mais celui-ci ne s’est dessaisi d’aucun de ses pouvoirs: “C’est le même marteau qui frappe mais on en a raccourci le manche” pour répéter la célèbre phrase attribuée à Odilon Barrot. En revanche, la décentralisation consiste à transférer des compétences de l’État vers les collectivités territoriales.

Par conséquent, la déconcentration a pour corollaire le pouvoir hiérarchique alors que la décentralisation rompt le lien de nature hiérarchique. Pourtant, en Haïti, il n’est pas rare d’entendre des maires qui déclarent que le ministre de l’intérieur est leur chef hiérarchique alors que le ministère de l’intérieur a pour mission d’exercer la tutelle administrative sur les collectivités territoriales dans le cadre de la loi ou plus exactement un contrôle administratif de légalité des actes des collectivités territoriales. Le ministre de l’intérieur n’est en aucune façon le chef hiérarchique des maires mais leur autorité de tutelle. Encore que le terme “tutelle” fait débat au niveau de la doctrine car certains juristes redoutent la confusion avec la tutelle, dans le sens du droit civil, exercée par exemple sur des mineurs. En droit des collectivités territoriales on réfère à la tutelle administrative qui est un contrôle administratif de légalité.

Si la décentralisation n’est ni autonomie, ni déconcentration: qu’est-ce que la décentralisation? Pour parler de décentralisation, trois conditions doivent être réunies: l’autonomie administrative des collectivités territoriales (1), la dévolution de compétences et de ressources propres à ces collectivités (2).

1.- L’autonomie administrative des collectivités territoriales

La constitution haïtienne du 29 mars 1987, en ses artciles 66 et 77, consacre l’autonomie administrative de la commune et du département. Pour que cette autonomie soit effective, ces collectivités territoriales doivent être administrées par des Conseils élus (A) jouissant de la liberté de gestion (B). La libre gestion des collectivités territoriales par des Conseils élus est un élément essentiel de l’autonomie administrative.

L’autonomie administrative ne doit pas être confondue avec l’autonomie des États fédérés d’un État fédéral. L’autonomie administrative est exercée dans le cadre de la loi. La constitution peut prévoir des principes pour encadrer le législateur comme le principe de la libre administration des collectivités territoriales, en droit français. D’ailleurs, l’autonomie administrative s’apparente à une libre administration.

A.- L’administration des collectivités territoriales par des Conseils élus

La gouvernance d’une collectivité territoriale est assurée par un organe délibérant et un organe exécutif. En France, l’organe délibérant d’une commune prend le nom de Conseil municipal et l’exécutif communal est assuré par le maire. En Haïti, l’organe délibérant s’appelle Assemblée municipale et l’organe exécutif prend le nom de Conseil municipal et il est composé du maire et de deux maires adjoints. L’utilisation, en droit haïtien, du terme Conseil municipal pour qualifier l’organe exécutif de la commune , risque de créer des confusions sur le plan de la théorie du droit des collectivités territoriales. Pour éviter tout mal entendu, on retiendra que les collectivités territoriales sont administrées par des organes délibérants élus qui prennent le nom, selon les pays, d’Assemblée ou de Conseil.

C’est donc l’organe délibérant qui doit être élu. En Haïti, depuis la promulgation de la Constitution du 29 mars 1987, l’organe exécutif de la commune, nommé Conseil municipal dans le droit positif haïtien, est élu directement par les électeurs de la commune concernée. Cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire constitutionnelle haïtienne. En France, l’exécutif communal est élu par l’organe délibérant, appelé Conseil municipal en droit français, et cela ne contredit en rien le principe de la libre administration des collectivités territoriales car l’organe délibérant est élu directement par la population locale. En théorie, on pourrait même imaginer que l’exécutif communal soit nommé par le Pouvoir exécutif et cela ne serait pas contraire à la libre administration dans la mesure où la commune serait tout de même administrée par un organe délibérant élu.

A ce stade, il convient de faire la différence entre le rôle de l’organe délibérant et celui de l’organe exécutif. De manière prosaïque on pourrait dire que le premier a pour rôle de délibérer et le second d’exécuter les décisions du premier. En réalité, c’est plus complexe que ça. Selon la pratique administrative haïtienne et une abondante jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel français, il y a des prérogatives qui relèvent par nature de l’organe délibérant et d’autres de l’organe exécutif. À titre d’exemples, créer des services publics relève de l’organe délibérant mais nommer des fonctionnaires pour occuper des emplois dans ces services est du ressort de l’organe exécutif; de même, il appartient à l’organe délibérant de voter le budget alors que son élaboration et son exécution relèvent de l’organe exécutif. En général, l’action de l’organe délibérant se situe au niveau de la stratégie générale, c’est ce qu’on entend dans ce contexte par administrer; en revanche, celle de l’organe exécutif se place au niveau de sa mise en œuvre.

En Haïti, les communes fonctionnent en dehors de la loi. Depuis au moins trois ans, il n’y a pas eu d’élections pour renouveler les organes des collectivités territoriales. Par ailleurs, les maires dirigent généralement les communes comme des autocrates, sans rendre des comptes à l’organe délibérant qui souvent n’est même pas opérationnel; parfois, même les maires adjoints sont marginalisés par le maire principal.

B.- La liberté de gestion des collectivités territoriales

La libre gestion du personnel et des services publics locaux est une conséquence logique de l’autonomie administrative des collectivités territoriales. La liberté de gestion implique que les collectivités territoriales puissent disposer d’une réelle capacité de décision leur permettant de gérer les affaires qui relèvent de leurs compétences.

 Au cœur de la liberté de gestion, se situe la liberté contractuelle. Les collectivités territoriales ont le droit de signer des contrats, dans le cadre de la loi, pour gérer les affaires d’intérêt local. Cette liberté contractuelle ne doit pas subir, sans justification appropriée, une contrainte excessive. Elle peut être limitée dans un but d’intérêt général, dans le respect de droits à valeur constitutionnelle.

2.- Les grands axes de l’autonomie administrative des collectivités territoriales

L’administration des collectivités territoriales par des Conseils élus dotés de la liberté de gestion et de la liberté contractuelle: cristallise leur autonomie administrative.

L’autonomie adminstrative des collectivités territoriales est donc le principe central de la décentralisation en droit positif haïtien; le principe de la libre administration est son équivalent en droit français. La dévolution de compétences (A) et de ressources (B) aux collectivités sont des principes qui dérivent de l’autonomie administrative; ils en forment les deux grands axes.

A.- La dévolution de compétences aux collectivités territoriales

La notion de compétences renvoi au pouvoir décisionnel dans un domaine donné. Dans un État unitaire décentralisé, l’État dispose seul de la compétence de sa compétence, c’est-à-dire il s’attribue lui-même ses propres compétences. En revanche, les collectivités territoriales ne disposent que des compétences qui leurs sont attribuées par l’État.

La loi est le principal vecteur de transfert de compétence aux collectivités territoriales. En effet, l’autonomie administrative des collectivités territoriales s’exerce dans les conditions prévues par la loi. Certains principes fondamentaux caractérisent la dévolution de compétences aux collectivités: le principe de blocs de compétence, l’interdiction de tutelle, la subsidiarité.

Le principe de blocs de compétence vise à répartir les compétences entre l’État et les collectivités territoriales et entre les différents niveaux de collectivités territoriales selon une logique de cohérence de telle sorte que chaque domaine de compétence soit attribué en totalité soit à l’État soit à une collectivité territoriale. Le risque d’enchevêtrement de compétence existe dans la pratique; c’est pourquoi, en France, le législateur prévoit la présence d’une collectivité chef de file autour de laquelle s’organisera l’exercice collectif d’une compétence. Haïti ne connait pas de collectivité chef de file dans l’état actuel du droit.

L’interdiction de tutelle entre l’État et les collectivités territoriales et entre les collectivités territoriales elles-mêmes est un autre principe clé de la répartition des compétences. C’est pourquoi, le terme tutelle employé dans le droit positif haïtien pour parler du contrôle administratif de légalité exercé par l’État sur les collectivités territoriales n’est pas très approprié.

Un autre principe essentiel de la répartition des compétences est la subsidiarité. Ce principe protège les personnes des abus des instances sociales supérieures et incite ces dernières à aider les individus et les corps intermédiaires à développer leurs fonctions. Concrètement, l’État ne doit pas se substituer aux collectivités territoriales mais il doit les mettre en capacité de réaliser leur mission.

B.- La dévolution de ressources aux collectivités territoriales

L’autonomie financière des collectivités territoriales est consacrée par la Constitution haïtienne en vigueur (art. 66 et 77). Donc, elles peuvent disposent librement de leurs ressources dans la limite de leurs compétences. Il appartient au législateur de créer les conditions d’exercice du droit des collectivités à disposer librement de leurs ressources. Il y va de leur autonomie administrative. L’autonomie financière est une conséquence logique de l’autonomie administrative. C’est parce que les collectivités territoriales ont l’autonomie administrative, qu’elles doivent pouvoir disposer librement de leurs ressources.

La libre disposition des ressources ou autonomie financière est caractérisée principalement par quatre éléments: les ressources propres, la compensation des charges, la fiscalité locale propre, la péréquation.

Les collectivités territoriales doivent être en capacité de générer leurs propres ressources pour ne pas dépendre trop des dotations de l’État ce qui implique notamment une fiscalité locale propre. Toute nouvelle charge imposée par l’État doit être accompagée de transfert de ressources équivalentes aux collectivités territoriales. La péréquation vise à corriger les effets de la répartition inégale des sources de financement.

En résumé, pour parler de décentralisation, il faut qu’il existe des collectivités territoriales administrées librement par des organes délibérants élus (conseil ou assemblée) et qui disposent de compétences effectives et de ressources propres. Mais qu’est-ce qu’une collectivité territoriale? Ce sera l’objet d’un prochain article.

 


Jacques Alain Mondésir

Doctorant en Droit public à l'Université de Lorraine, Alain Mondésir est détenteur d'un master en Droit public, spécialisation Droit des collectivités territoriales, de l'Université Toulouse 1 Capitole et d'un Master en Administration des entreprises de l'Université Nancy 2.

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