L’article s’appuie sur la reconstitution précise d’un marché cinématographique local — l’étude du marché des spectacles cinématographiques d’une ville moyenne allemande des années 10 réalisée par Pierre Stotzky — pour contester la compréhension historique courante, en France, de la genèse du spectacle cinématographique. Selon cette vision téléologique, le cinéma ne serait que le développement des potentialités expressives inhérentes à la technique révolutionnaire inventée par les Frères Lumière, la révélation progressive de la puissance artistique enfermée dans ce nouvel appareil. Cette vision du spectacle cinématographique comme une création ex nihilo et une forme totalement nouvelle de spectacle, sans commune mesure avec d’autres divertissements antérieurs ou contemporains, constitue un obstacle épistémologique. Elle interdit de reconnaître tant l’existence d’une continuité technique entre l’’industrie théâtrale et l’industrie cinématographique — par le biais de l’adaptation à l'écran de savoirs, de personnes et d'objets à l’efficacité esthétique éprouvée par les générations antérieures — que la contribution active des consommateurs à l’évolution de la technique artistique, en l’occurrence à l’élaboration du “Feature Film”. Ce sont en effet les consommateurs qui ont justifié, par leurs choix de fréquentation, la mise au point du « grand film » — le long métrage qui constitue une promesse de plaisir supérieur pour les spectateurs en raison de ses interprètes, du luxe et de l’excellence technique de sa réalisation — et sa constitution en norme de qualité du marché cinématographique mondial.