Les normes sociales assurent un rôle crucial de « boussole » et régulent les attitudes et comportements quotidiens. Toute transgression risque ainsi d’être sanctionnée par les témoins qui vont réagir face à un comportement déviant qu’ils observent, mais aussi par l’individu transgresseur lui-même, qui est alors susceptible d’éprouver des émotions sociales assurant un « contrôle social intériorisé », telles que la honte, l’embarras ou la culpabilité (Semin & Papadopoulou, 1990). Alors que la honte survient quand le comportement contre-normatif désavoue un élément essentiel du « soi idéal » (par ex., en lien avec une perte de statut), l’embarras apparaît lors de transgressions plus mineures, et qui n’impliquent pas nécessairement un regard négatif d’autrui (par ex., une simple mise en visibilité excessive ou un « script » inhabituel) (Maire et al., 2019 ; Tangney et al., 1996). Chez les enfants, ces émotions sociales ont très peu été étudiées. Pourtant, elles pourraient constituer de précieux indicateurs de l’intériorisation (ou non) des normes sociales et du souci d’y adhérer (Banerjee et al., 2012 ; Bennett, 1989) : la honte ou l’embarras face à un comportement déviant pourraient ainsi signer la connaissance et l’adhésion de l’enfant à la norme transgressée, tandis que l’absence d’une telle émotion indiquerait une acquisition encore en cours ou inexistante. Le genre étant un indice social saillant, au sein des normes incorporées précocement par les enfants figurent les normes de genre (Blakemore et al., 2003 ; Ruble et al., 2006). Parmi elles, l’association du masculin au pouvoir a été documentée (Charafeddine et al., 2020 ; Reyes-Jaquez & Koenig, 2022). Toutefois, on sait peu de choses sur la manière dont les enfants se représentent les émotions associées au pouvoir masculin, au regard de son caractère normatif. Si d’ordinaire, occuper une position de pouvoir élevée suscite de la fierté (Cho & Keltner, 2020 ; Tracy et al., 2020), on peut penser que cette même position peut devenir inconfortable si elle transgresse une norme de genre, comme dans le cas d’une fille dominant un garçon. Dans une telle situation, nous faisons l’hypothèse principale qu’un garçon se verrait attribuer plutôt de la honte, tandis qu’une fille se verrait attribuer davantage de l’embarras (H1 : effet d’interaction Statut dans la situation x Genre du personnage). De plus, la honte et l’embarras ont été qualifiés d’émotions « d’impuissance », tandis que la fierté est considérée comme une émotion « de puissance » (Fischer et al., 2004; Niedenthal et al., 2006). Ainsi, trois autres hypothèses secondaires étaient également testées : la honte et l’embarras seraient davantage attribués à des personnages féminins et/ou subordonnés, et/ou par des participantes filles, alors que la fierté serait plutôt attribuée à des personnages masculins et/ou dominants, et/ou par des participants garçons (respectivement, H2 : effet principal du genre du personnage ; H3 : effet principal du statut du personnage ; H4 : effet principal du genre de l’enfant). La présente étude vise à étudier les émotions attribuées à des personnages dans des situations mixtes de pouvoir supposées normatives (i.e., un garçon commandant une fille : G>F) ou contre-normatives (i.e., une fille commandant un garçon : F>G) et, de façon exploratoire, la manière dont ils les justifient. Ces situations ont été présentées à 83 participant·e·s de 7 à 9 ans sous la forme illustrée d’un scénario de jeu fictif entre deux personnages enfants. Dans un premier temps, un questionnement ouvert était proposé aux participant·e·s : ils devaient successivement attribuer de possibles émotions aux deux personnages (qu’aurait-il/elle ressenti à ton avis ?), puis se mettre à la place du personnage de leur genre et indiquer leur propre ressenti en 1ère personne. On demandait aussi aux participant·e·s d’expliquer leur réponse et d’évaluer l’intensité de l’émotion attribuée, de 0 (pas du tout) à 3 (beaucoup). Dans un second temps était proposé à l’enfant un questionnement fermé autour de trois émotions sociales (fierté, honte, gêne/embarras) : Il y a des gens qui pensent que quelqu’un dans l’histoire était fier/honteux/gêné. Tu penses que c’est possible ? Si la réponse était positive, on demandait au participant·e à quel(s) personnage(s) serait attribuée chaque émotion, et son intensité de 0 à 3. Pour le questionnement ouvert, nous avons examiné les réponses des participant·e·s à la lumière de leur genre, de celui du personnage cible, et de la situation (F>G vs. G>F). Nous analysons notamment : 1) les types d'émotions (de puissance : colère, fierté..., vs. d’impuissance : tristesse, peur, honte...), 2) leur valence (positive vs. négative), et 3) leur intensité. Pour le questionnement fermé autour des trois émotions sociales, seules l’intensité de chaque émotion pour chaque personnage et les justifications données étaient analysées. Nous nous centrerons ici essentiellement sur la présentation des résultats concernant les émotions sociales. Les données recueillies lors du questionnement ouvert indiquaient que les émotions sociales d’intérêt étaient peu citées spontanément par les participant·e·s : 16,87% mentionnaient la fierté (exclusivement attribuée au personnage dominant), et 4.82% la honte ou la gêne (exclusivement attribuées au personnage féminin, subordonné dans les trois quarts des occurrences). Les résultats du questionnement fermé, portant sur les trois émotions sociales ciblées, ont permis de mettre en évidence sept grandes catégories de justifications. Lorsque les enfants expliquaient pourquoi ils attribuaient de la honte, de la fierté ou de l’embarras à tel ou tel personnage, ils mentionnaient des éléments relatifs : 1) aux caractéristiques du rôle de dominant·e ou de subordonné·e (27.23%), 2) aux conséquences positives ou négatives du pouvoir sur la relation entre les personnages (15.85%), 3) au regard social porté sur le personnage (14.22%), 4) au genre (13.42%, incluant des mentions d’une transgression de norme de genre), 5) à un jugement de soi sur sa valeur personnelle (3.66%) ou morale (<1%), 6) à l’état de l’autre personnage (3.65%), et enfin 7) à la transgression d’une norme non genrée (2.44%). Les explications restantes (18.7%) se limitaient à dire que les émotions étaient provoquées par le pouvoir ou par son absence, sans plus de précisions. Les données concernant l’intensité des émotions sociales attribuées sont en cours de traitement. Ces résultats seront discutés afin d’éclairer nos hypothèses, à la lumière des connaissances actuelles sur l’acquisition des normes de genre et de l’association entre pouvoir et masculinité chez les enfants.